Bienvenue dans l’épisode #3 de la newsletter À L’ŒUVRE.
Nous sommes 762 rassemblés ici (+60 par rapport à la semaine dernière : bienvenue aux nouveaux).
Dans les deux premiers épisodes, nous nous sommes donné des clés pour :
#1 : Rendre l’écologie désirable
#2 : Agir à son niveau
Cette semaine, nous interrogeons le rôle des chiffres.
Aujourd’hui, l’ère de la donnée coïncide avec celle de la post-vérité. Venant d’un parcours scientifique puis de conseil aux entreprises, les chiffres ont largement fait partie de ma vie. Alors la situation d’aujourd’hui - notamment où la science est remise en question - m’interroge profondément.De l’autre côté, de nombreuses rencontres et expériences m’ont éclairé différemment sur le rôle et les limites des chiffres.
Comment utiliser au mieux les chiffres pour œuvrer ?
Au programme, 3 éclairages et un guide pratique :
L’histoire : « Les chiffres, c’est obsolète », ce que nous dit une fresque de la Renaissance sur la pertinence des chiffres pour convaincre
La référence : les « narrative economics », faire le lien entre récits et économie.
Le mot « chiffre », un appel à créer un langage commun.
Le guide pratique : 7 perspectives et 1 visuel pour mettre de la justesse dans la mesure
🎬 C’est parti.
L’Histoire : « Les chiffres, c’est obsolète » : ce que nous dit une fresque de la Renaissance sur la pertinence des chiffres pour convaincre
Julien est cycliste, comme moi. Mais pas à deux-roues. À quatre. Je le rencontre à Nantes. Mais tandis que je traverse la France sur un vélo classique, lui s’apprête à le faire avec… un quadricycle solaire et une remorque.
Pourquoi un tel attelage ? Pour l’exemplarité du voyage, mais aussi pour transporter un support de sensibilisation à la transition écologique dans les villes traversées.
Ce support s’inspire d’une fresque du XIVe siècle : l’“Allégorie du Bon et du Mauvais Gouvernement”. Ce diptyque fut commandé au peintre Lorenzetti par le gouvernement Siennois pour guider ses décisions.
Les deux tableaux représentent la ville, ses environs, et toutes les activités qu’on y trouve : agriculture, artisanat, commerce, justice, etc.
Mais chacun illustre une manière différente d’exercer le pouvoir, et ses conséquences : prospérité ou misère.
Pour Julien, ce fut une révélation. Depuis, il l’utilise dans le cadre de son projet « Renaissance écologique ». Par exemple en expliquant les détails du tableau et les thématiques que cela représente. Et même en en faisant une version « prospective » : à quoi ressemblerait le tableau du bon gouvernement dans 30 ans ?
Lorsqu’il en parle, il attire l’attention sur un point :
“700 ans plus tard, cette peinture est toujours actuelle dans ce qu’elle véhicule.
L’une des raisons : il n’y a pas de chiffres.
Et je le vois bien sur le terrain. Quand je tente de convaincre avec des statistiques, cela tombe souvent à plat. Raconter des histoires, au contraire… ça marche.
Les chiffres, c’est obsolète. »
Les chiffres, omniprésents, seraient-ils sur-cotés ? Abordons maintenant un deuxième éclairage pour questionner notre rôle aux chiffres.
Les « narrative economics » : quand l’économie est influencée par les récits
Le concept de narrative economics, développé par le prix Nobel Robert J. Shiller, révèle le pouvoir des récits dans l’économie. Un pouvoir supérieur aux données.
Selon Shiller, l’humain est d’abord un animal de récits. Les récits émergent dans des contexte particuliers, puis se propagent comme des virus sociaux dans les médias ou les conversations.
Ces récits influencent les structures de nos société économiques, ses indicateurs, et ses grandes dynamiques. Par exemple, des crises, bulles financières ou innovations, ne se comprennent pas uniquement par les chiffres, mais par les récits qui ont émergé sur ces phénomènes.
Ainsi, nos systèmes (économiques) sont le fruit de nos récits, et pas « une main invisible » et objective.
Cela questionne la part de choix dans les indicateurs et les chiffres que nous nous donnons, les conditions d’émergence de certains récits, et notre vision de sujets comme la prospérité, la réussite, ou nos priorités d’action.
Le mot : “Chiffre”, une innovation révolutionnaire nous incitant à créer des langages communs
L’étymologie du mot chiffre reflète leur histoire incroyable. Chiffre vient de l’arabe ṣifr et avant cela du sanskrit « sunya » signifiant « zéro ». Ainsi un chiffre a donné son nom à tous les autres. Et pas n’importe lequel.
Le zéro est une innovation radicale qui a bouleversé notre manière d’aborder le monde. Le passage du système romain (additif) au système indo-arabe (positionnel) a rendu plus simple et concis l’expression des nombres (cette newsletter aurait DCCLXII abonnés). Il a aussi permis des calculs beaucoup plus complexes et fondé l’algorithmique.
Se rappeler qu’à une époque nous comptions différemment est important. Cela montre que quelque chose d’aussi universel que les chiffres est en fait une convention sociale. D’ailleurs, cela ne s’est pas fait sans heurts : à une époque dans l’Empire romain, les lois proscrivaient l’utilisation des chiffres indo-arabes… avant qu’ils ne l’emportent totalement.
Les chiffres sont peut-être aujourd’hui la seule langue universelle. Une invitation à faire quelque chose de ce langage commun ?
Les chiffres ont-ils permis ce que la Tour de Babel essayait de faire ? A nous d’utiliser cette super-puissance sans nous brûler les ailes !
Le guide pratiques : 7 pistes et 1 visuel pour mettre de la justesse dans la mesure
Comment se réconcilier avec les chiffres ? Voici quelques pistes de réflexions :
#1 Réfléchir ordres de grandeur et trianguler les sources
Si les chiffres précis rassurent, les marges d’erreur existent. Il faut l’intégrer. Par exemple la marge d’erreur dans les reportings de comptabilité carbone a été évaluée jusque 30-40%.
D’ailleurs, les rapports scientifiques présentent rarement des chiffres fixes mais des fourchettes et des intervalles de confiance. Ceux qui utilisent le plus les chiffres savent prendre le recul nécessaire.
« Une mauvaise triangulation vaut mieux qu’un calcul savant », disait l’un de mes chefs de projet. Cela veut dire qu’il vaut mieux trois sources ou trois calculs moins précis, que d’aborder un sujet avec un chiffre, si détaillé qu’il soit.
Dans nos décisions sur des chiffres, repartons des ordres de grandeur, évaluons et triangulons les sources.
#2 Savoir quand s’arrêter de demander « plus de précisions »
“Ca fait 30 ans qu’on a les chiffres, mais ça ne marche pas. Le problème est donc autre part. Maintenant il faut arrêter de mesurer, il faut faire”, me dit l’ex-Dirigeant d’un label RSE.
Il y a une tendance à repousser les décisions sous prétexte de vouloir des données plus précises.
Dans de nombreux cas, les données existantes suffisent à agir (ou au moins à commencer).
#3 Éviter le cochage de cases
L’augmentation des données laisse aussi place à une augmentation des reportings.
Cela permet d’être plus fin dans notre compréhension. Mais on observe aussi un syndrome du « cochage de cases » : faire tout le travail de reporting (qui peut mobiliser de larges ressources humaines, financières, opérationnelles)… mais ne pas passer de temps à l’interprétation.
Sachons préserver du temps pour décider et pas seulement pour mesurer.
Exemple : le déploiement de la « CSRD »
La CSRD est une norme européenne en cours de déploiement pour imposer aux entreprises de publier des indicateurs extra-financiers. L’objectif est de favoriser la transparence sur les impacts environnementaux et sociaux en lien avec les enjeux sectoriels.
Sa mise en œuvre prochaine a fortement mobilisé les entreprises ces derniers mois. Il existe des risques de s’arrêter au reporting : utilisons ces données pour renforcer la stratégie et la résilience des entreprises (PS : je peux intervenir dans votre entreprise pour aider à cela)
#4 Savoir ouvrir le capot
Les chiffres ne sont jamais neutres. Par exemples, les sondages dépendent des questions posées (effets de cadrage, formulation, séquence). Autre exemple : même de grands indicateurs largement partagés comme le PIB ont des différences de mesure (par exemple l’économie informelle ou illégale, la recherche).
Souvent, on s’en tient aux résultats visibles et largement communiqués. Il est intéressant d’aller au cran plus loin pour comprendre ce qui se cache derrière et ne pas prendre des chiffres pour argent comptant.
Apprenons à ouvrir le capot des données : qui les produit ? Pourquoi ? Avec quelle méthode ?
#5 Se libérer du fantasme de la rationalité
« On a une grille de critères, mais à la fin on décide surtout sur la confiance dans le client », me dit une banquière, à propos de la manière dont sont prises les décisions d’accorder des prêts à des entreprises clientes.
Mettre en place des systèmes de mesure peut donner l’illusion de décisions objectives.
Mais nombre de décisions au quotidien restent - même quand ces systèmes de mesure sont bien calibrés - influencées par des intuitions, d’affects, ou même de biais mentaux.
Ne nous cachons pas dans une fausse rationalité - et acceptons la part de choix dans les décisions.
#6 Savoir ce que l’on veut - ou pas - mesurer.
« Il va falloir s’habituer à ne pas avoir de résultat mesurable de nos décisions, » me confie un scientifique du climat. Il fait référence à deux choses :
1) Certaines décisions sont nécessaires même si nous ne pouvons pas en mesurer les conséquences directes. Par exemple, le carbone se répartissant. dans l’atmosphère et persistant des milliers d’années, il est difficile de mesurer effectivement l’impact d’une mesure de décarbonation.
2) L’incertitude et la volatilité du monde vont rendre plus difficile les prévisions. Mais nous devrons quand même agir. Sous quels critères ?
Certaines choses sont très complexes à quantifier. Par exemple, mesurer les impacts sur la biodiversité est bien plus difficile que mesurer les émissions de carbone. C’est en partie pour cela que les décisions économiques se concentrent souvent sur le « carbone ». Cela ne doit pas nous faire négliger des enjeux moins mesurables mais tout aussi cruciaux.
Par ailleurs, tout ne devrait pas être mesuré. Une publicité disait : « Certaines choses ne s’achètent pas. Pour tout le reste, il y a M*stercard. » Attention de ne pas tout réduire à une quantification.
Sachons discerner entre ce que nous voulons mesurer, et ce que nous acceptons de ne pas quantifier.
#7 : Retrouver le goût de la science
C’est peut-être le conseil le plus important. Pour se réapproprier les chiffres, s’en redonner le goût.
Et ce « goût du vrai », comme l’exprime le physicien et vulgarisateur de la science Etienne Klein, c’est aussi se reconnecter avec la méthode scientifique.
Qu’est ce qui fonde la méthode scientifique ? Plus que les chiffres, c’est justement les principes qui la cadrent : partage de la connaissance, revue par les pairs, débats et controverses encadrées, vision de la vérité comme ce que l’on connait à un instant donné… jusqu’à ce que cela change, etc.
Finalement, l’humain derrière les chiffres.
Conclusion : tiens bon la barre
J’espère vous avoir donné quelques clés pour réconcilier nos actions avec les histoires qu’on se raconte et les données qui les sous-tendent.
Au fond, il semble s’agir aussi de faire des liens entre les disciplines sociales, littéraires, et scientifiques. Et je trouve cela plutôt réjouissant.
Je vous laisse sur ce visuel qui m’est venu à l’écriture de cet article.
A l’œuvre !
🎬 J’espère que ce détour par les chiffres vous a plu.
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Dans tous les cas, je serai ravi de recevoir vos remarques, propositions, commentaires, à quentin@aloeuvre.com : vos contributions amélioreront le projet.
🙏 Merci et à bientôt, j’ai hâte de vous retrouver la semaine prochaine (format un peu différent)
Quentin 🚴♂️🏔️🌍
Quelques références pour aller plus loin :
Renaissance écologique et Diagonale du Plein : les projet de Julien Dossier pour sensibiliser à la transition écologique à partir du diptyque de Lorenzetti et en quadricyle solaire.
Narrative economics – Robert J. Shiller – cf. supra
Article du Monde sur l’Allégorie du Bon et du Mauvais Gouvernement et comment elle peut aider à « appréhender la désintégration républicaine, #metoo et la crise écologique »
La Démocratie des crédules – Gérard Bronner y explore la manière dont les croyances, même absurdes, trouvent un écho amplifié dans notre société hyperconnectée. Ce livre aide à aborder les enjeux de la désinformation à travers des exemples concrets.
Le goût du vrai – Étienne Klein y défend l’importance de la science à une époque où le doute semble régner sur tout. Il propose des pistes pour réconcilier le public avec les méthodes scientifiques, et l’exercice de patience, d’humilité et de rigueur, que la quête de la vérité requiert.
Les Décisions absurdes – Christian Morel analyse au travers d’exemples concrets pourquoi des organisations qualifiées de rationnelles prennent parfois des décisions absurde, et propose des pistes pour améliorer la prise de décision collective.
Où est le sens ? – Sébastien Bohler est plus connu pour livre « Le bug Humain », dans lequel il analyse comment une partie de notre cerveau (le striatum) nous pousse à des comportements de surconsommation et de court-termisme. « Où est le sens » en est l’étape 2 : il y a analyse le rôle du cortex, et notamment comment sa capacité à créer et adhérer à des mythes collectifs a permis l’organisation et le développement des sociétés humaines.
Merci Quentin pour ce nouveau numéro d'À l'oeuvre ! J'y ai retrouvé des idées publiées récemment dans un post sur le rôle de la science (chiffrée !) pour les entreprises (https://alainvidal.substack.com/p/what-science-means-for-business).
J'ajouterais volontiers cet exemple qui m'est familier à l'appui de ton idée que "'économie est influencée par les récits" : pendant des années, j'ai donné les chiffres (en kilocalories par personne) de notre consommation alimentaire excessive et de notre gaspillage alimentaire, en vain. En effet ces chiffres émeuvent moins mes lecteurs et auditeurs que ma récente découverte de ce qui a été documenté sous le vocable de "food narratives", à savoir … depuis 1970, une surproduction systémique de 30% à l'initiative des États-Unis, qui procédait d'une stratégie géopolitique d’influence et d’assistance aux pays dans le besoin. Une stratégie reprise rapidement par l'Europe et, à l'époque, l'URSS.
Merci pour cette belle réflexion éclairante. L'abandon des chiffres est courageux, pas sans risque parce qu'exigeant exige finalement une forme d'abandon du rationnel, mais peut-être en effet la seule façon efficace de susciter des adhésions profondes. Courageux, car faits et données sont souvent des remparts opposés aux idéologies négativités, sceptiques en tout genre, complotistes et autres colporteurs de "croyances". Abandonner le fact checking et le savoir pour recréer du récit, donc aussi une forme de croyance, c'est décider de se mettre sur le même terrain que les fabricants d'ignorance. Et sur ce terrain, les tenants du savoir sont bien plus maladroits que leurs contradicteurs depuis longtemps rompus à l'art de manipuler. Va falloir apprendre vite ! Mais oui, comme tu nous le prouves, c'est bien la seule voie.