#6- Faut-il une tête à la main invisible du marché ?
4 perspectives pour ne plus opposer l’économie et l’intérêt général
Bonjour à toutes et tous,
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☝️Pour rappel, ici on éclaire tous les 15 jours une thématique sociétale. En se servant d’exemples de terrain, de références conceptuelles, et de propositions de mises en action. De manière fournie, sérieuse, mais joueuse.
Aujourd’hui, on parle règles du jeu pour que l’économie participe au bien commun.
L’économie, ce n’est pas théorique. Etymologiquement, cela vient de oikos, le foyer, et nomos, les règles. Ce sont donc les règles de la maison. Ces règles conditionnent nos vies, régissent la création et le partage des richesses, font le lien entre nos rôles de travailleur(-euse), consommateur(-trice), citoyen(ne).
- Bref, c’est important, concret, et ça mérite qu’on s’y penche !
Ces derniers mois et notamment ces dernières semaines, on note un « vent de dérégulation » économique. Appels à baisser les taxes, à supprimer des agences gouvernementales, à stopper des normes notamment environnementales, etc.
Il est légitime de questionner le nombre et la pertinence des normes, et le risque de trop de bureaucratie. C’est même sain.
Mais le débat actuel tombe dans le travers d’opposer des concepts (économie vs. États, écologie, idéologie, morale) alors que le défi est au contraire de les penser ensemble.
Et puis c’est la Saint-Valentin, c’est une bonne occasion de réconcilier des thèmes qui sont présentés comme contraires.
☝️Explorons 4 perspectives pour trouver du commun dans 4 oppositions communes (et délétères)
Économie vs. Etat ? —> Le rôle sociétal des entreprises dépasse largement sa contribution en taxes et en emplois.
Économie vs. idéologie ? —> En fait, le monde économique croit plus qu’il ne le croit
Économie vs. écologie ? —> Un tandem plutôt que des sœurs ennemies
Économie vs moralité ? —> Même le père du libéralisme voulait donner une tête à la main invisible du marché
C’est parti !
🧐Économie vs. Etat ?
➡️ Les entreprises ont un rôle sociétal plus large que ce qu’on imagine
Souvent, on réduit la contribution des entreprises à 3 choses 1) le respect des réglementations 2) les taxes et impôts payés 3) les emplois créés ou maintenus.
Typiquement, cela donne ce genre de phrases
« Ce n’est pas le rôle des entreprises d’avoir un impact sociétal, si elles respectent la règlementation, elles peuvent faire ce qu’elles veulent »
« Nous contribuons car nous payons des taxes »
« Vous voulez augmenter les normes : on va devoir supprimer des emplois ».
- Verbatims traditionnels du monde économique
Cette approche n’est pas fausse, mais elle est trop partielle.
Le fait de respecter les règles n’est pas vraiment une contribution
Des taxes sont payées par les entreprises… mais elle bénéficient aussi de mécanismes publics. Par exemple, la commande publique, des mécanismes fiscaux comme les crédits d’impôts, ou d’assurance comme pendant le covid, etc.
Penser les emplois dans leur sauvegarde seulement empêche de penser l’accompagnement des transitions de secteur. Allumeur de réverbère, mineur de charbon : vaudrait-il mieux les protéger ou les transformer ?
Surtout, on oublie aussi le rôle sociétal des entreprises par l’utilité de ce qu’elles produisent.
« Tout est pétrole », dit le vulgarisateur du climat Jean Marc Jancovici. On pourrait dire « Tout est entreprise » pour illustrer à quel point ce que nous utilisons est lié à des entreprises. Et donc à leurs décisions, leurs investissements, à leur organisation.
Encore plus fort : l’organisation interne des entreprises influence notre sentiment de pouvoir d’agir citoyen.
Voilà une dimension encore peu partagée, mais que le sociologue Thomas Coutrot a formulé dans un article brillant appelé « Le bras long du travail ».
Il y explique comment la manière dont le Travail est organisé collectivement influence la perception que les salariés ont de leur rôle sociétal individuel.
Et comment notamment la division des tâches et la multiplication des reportings…a diminué le sentiment d’autonomie au travail… et donc celui de pouvoir agir en tant que citoyen. Ce qui pourrait expliquer une partie de la frustration actuelle. Vertigineux, non ?
👉 En conclusion : les entreprises sont des acteurs sociétaux à part entière, très interconnectés avec le reste de la société, légitimant de ne pas cloisonner ces sphères
🧐Économie vs. idéologie ?
➡️ Le monde économique croit-il plus qu’il ne le croit ?
Il est communément admis que le monde de l’entreprise serait « rationnel ». Est-ce si vrai ?
Deux dirigeants de fonds d’investissement et de banque m’ont confié de la même manière comment ils prenaient leurs décisions :
« On a une grille de critères, mais on décide par consensus sur la confiance dans les équipes ».
Ainsi, une certaine rationalité existe bien et les outils permettent des analyses de plus en plus fines (et l’IA va emmener cela à un autre niveau). Mais la part d’humanité dans les décisions est encore clé - et le restera.
Un exemple surprenant pour montrer cela : dans mes nombreuses rencontres avec des acteurs économiques, j’ai été frappé par le nombre de fois où le mot « croire » a été utilisé. « Je crois à la technologie », « Nous ne croyons pas à la décroissance », « Je crois à la régulation » ou même « je crois à l’eau », etc. Dans les discours économiques, le mot de croyance est omniprésent. Comment peut-on croire l’entreprise rationnelle ?
Que voyez-vous ?
Des études montrent qu’avec l’habitude ont ne « voit » plus les pylônes électriques qui jalonnent le pays. Il semblerait en être de même pour le mot “croire” dans le monde économique. A force de l’utiliser, on ne réalise pas qu’il est omniprésent !
Enfin, si nous prenons un pas de recul, ce rôle de la croyance est-il si surprenant ? Au fondement de l’économie - et des marchés financiers - se situe la notion de confiance. Et la confiance a une part de croyance.
C’est le sujet du livre « narrative economics » du Prix Nobel de l’économie Shiller : pour lui ce sont les récits - et donc les croyances communes - qui font l’économie à la hausse ou à la baisse, pas les chiffres. Donc une sorte d’idéologie.
👉 En conclusion : il ne faut pas voir l’économie comme un monde rationnel. Les décisions incluent des outils de rationalité mais gardent des parts humaines sur la base de convictions, de croyances, d’intuition.
🧐Économie vs. Écologie ?
➡️ Un tandem plutôt que des sœurs ennemies ?
Dans le vent de dérégulation en cours, les normes environnementales sont en première ligne. Est-ce bien raisonnable ?
Les exemples en ce sens ne manquent pas ces derniers temps :
❌Sortie des Etats-Unis des Accords de Paris
❌Retour sur de nombreuses régulations environnementales, y compris qui ne paraissent pas si « life changing » (regardez la vidéo de l’executive order de Donald Trump sur les pailles plastiques, cela vaut le coup…)
❌Rétropédalage sur des lois et normes comme le « Pacte Vert » (« Green Deal ») européen (et sa déclinaison en normes de reporting pour les entreprises, la « CSRD »)
❌Suppressions ou pressions sur l’existence et les moyens d’agences gouvernementales : Agence météorologique aux Etats-Unis (« casser le thermomètre ne fait pas baisser la température »), ADEME, Agence Bio, Office Française de la Biodiversité en France….
etc.
Ne faisons pas un grand laïus sur l’écologie (J’ai par ailleurs abordé les limites de la stratégie de l’écologie pour convaincre dans la newsletter « Je déteste les écolos ».)
Contentons-nous d’un angle :
Connaissez-vous les « services écosystémiques ? ».
Ce terme désigne l’ensemble des « services » que les écosystèmes naturels nous offrent, et notamment :
Des produits : nourriture, matières premières, substances médicales
Des habitats naturels sains qui nous hébergent
Des processus de régulation qui maintiennent la planète vivable (filtration de l’air et de l’eau, pollinisation, etc.)
De la valeur culturelle (par la beauté qui nous pousse à nous y rendre).
Accrochez-vous :
1️⃣Ces « services » nous sont offerts gratuitement par la Nature… alors que leur valeur économique est estimée à près de 1,5x le PIB mondial.
2️⃣ 44% de notre PIB « humain » est « modérément à fortement » dépendant des écosystèmes naturels.
Quelques exemples concrets :
🛢️Énergie ? Le pétrole est issu de millions d’années de décomposition d’êtres organiques, et tant que nous n’avons pas la fusion nucléaire nous avons besoin d’uranium.
🏭Industrie ? Les métaux nous sont offerts par la Terre, les centrales nucléaires sont refroidies à l’eau, etc
🧴Médecine, Pharmacie, cosmétique ? Nous avons développé des produits de synthèse, mais nombre de principes actifs restent naturels
👗Habillement ? Les cuirs viennent de vaches (ou de raisins ou de champignons), coton et lin sont des plantations, etc.
En conclusion : retenons qu’écologie et économie sont inséparables. Un tandem, mais qui semble déséquilibré. Si l’un pédale plus que l’autre, que l’autre au moins n’abîme pas trop le premier.
🧐 Économie vs. Moralité ?
➡️ Il faut relire Adam Smith, le père du libéralisme, qui envisageait une tête à sa « main invisible » du marché
C’est ma révélation des dernières semaines pour y voir plus clair sur l’économie.
La relecture d’Adam Smith.
Pourquoi ?
L’un des arguments les plus communs utilisé par les tenants de la dérégulation tient dans le fait que « Les normes empêchent la poursuite des intérêts individuels, or cette poursuite des intérêts individuels crée l’optimum collectif »
D’où cela vient-il ?
Du philosophe et économiste écossais Adam Smith.
C’est lui qui dans son ouvrage « La Richesse des Nations », a introduit la notion de « main invisible du marché ». Concept depuis utilisé comme argument d’autorité pour légitimer de ne pas restreindre les libertés individuelles.
Et bien il se trouve que cette référence est plus fragile que prévue !
Prenons le temps de partager le passage original (il faut toujours aller à la source primaire) :
Par conséquent, puisque chaque individu tâche, le plus qu’il peut, 1° d’employer son capital à faire valoir l’industrie nationale, et 2° de diriger cette industrie de manière à lui faire produire la plus grande valeur possible, chaque individu travaille nécessairement à rendre aussi grand que possible le revenu annuel de la société.
À la vérité, son intention, en général, n'est pas en cela de servir l'intérêt public, et il ne sait même pas jusqu'à quel point il peut être utile à la société.
En préférant le succès de l'industrie nationale à celui de l'industrie étrangère, il ne pense qu'à se donner personnellement une plus grande sûreté ; et en dirigeant cette industrie de manière à ce que (sic) son produit ait le plus de valeur possible, il ne pense qu'à son propre gain ; en cela, comme dans beaucoup d'autres cas, il est conduit par une main invisible à remplir une fin qui n'entre nullement dans ses intentions ; et ce n'est pas toujours ce qu'il y a de plus mal pour la société, que cette fin n'entre pour rien dans ses intentions. Tout en ne cherchant que son intérêt personnel, il travaille souvent d'une manière bien plus efficace pour l'intérêt de la société, que s'il avait réellement pour but d'y travailler.
— Adam Smith, Recherches sur la nature et les causes de la richesse des nations, Livre IV, ch. 2, 1776 ; d'après réédition, éd. Flammarion, 1991, tome II p. 42-43
✅On retrouve bien le message, et la théorie selon laquelle la maximisation des intérêts individuels aboutirait à un intérêt collectif sociétal.
⚠️Mais la manière dont la « main invisible » est retenue comme argument d’autorité semble quelque peu présomptueux.
La notion est exprimée de manière moins assertive que ce qu’on imagine.
En contrepoint de cette unique mention de la main invisible dans « La richesse des nations », Il y a plus de 70 mentions de risques à la libéralisation et (monopoles, exploitation, corruption, misère, étiolement du lien social, etc) et de légitimes rôles de l’état.
C’est d’ailleurs un concept marginal quand on regarde toute l’œuvre d’Adam Smith. Ce paragraphe est le seul moment où la main invisible est mentionnée dans La Richesse des Nations. Elle est mentionnée de manière analogue dans « La théorie des sentiments moraux ». Et une autre fois dans un traité d’astronomie… comme image de la croyance derrière l’astrologie.
Enfin, la vraie oeuvre d’Adam Smith n’est pas « La Richesse des Nations » ... mais « La théorie des Sentiments Moraux ». Et l’ouvrage a une thèse bien différente, puisqu’il introduit l’Humain comme un être fait de « sympathie », c’est à dire de compassion envers l’autre.
👉 En conclusion : retenons que l’argument de la « main invisible » pour légitimer la liberté individuelle sans régulation demande à être nuancé… et qu’au contraire Adam Smith appelle de ses voeux des normes et de la morale. Bref, que la main invisible du marché ne s’envisage peut-être qu’avec une tête.
⭐️ Une pépite pour aller plus loin
André Comte Sponville et son incroyable « Le capitalisme est-il moral ?».
Spoiler : le capitalisme n’est pas moral… mais ses individus, et notamment les dirigeants, le sont.
« Une entreprise ça n’a pas de morale, de devoirs, de sentiments, d’éthique, d’amour : ça n’a que des intérêts et des contraintes, des objectifs et un bilan. Il n’y a pas de morale d’entreprise ni d’éthique d’entreprise. C’est précisément pour cela qu’il doit y avoir de la morale dans l’entreprise, par la médiation des seuls qui puissent être moraux, par la médiation des individus qui y travaillent et spécialement qui la dirigent ».
A méditer :)
Conclusion : pas de création sans contrainte ?
Ainsi, nous nous sommes donnés de nouvelles perspectives pour sortir « par le haut » de 4 oppositions binaires entre l’économie, l’état, l’écologie, l’idéologie, la morale.
L’idée de cette newsletter n’était pas de tirer à boulets rouges sur les demandes de limitation de la régulation.
Mais de poser les choses en connaissance de cause, et sans s’aveugler de « fausses croyances ».
Cela ajoute de la contrainte, peut-être.
Mais les meilleurs designers, architectes, paysagistes, le savent : de la contrainte émerge la création.
Alors, même si on peut s’entendre dire qu’il n’y as pas d’alternative, osons penser que ce n’est pas le cas.
Choisissons nos contraintes, et créons.
Qu’en faire ?
Vous êtes dirigeant(e) ?
→ Identifiez vos impacts et dépendances au écosystèmes et aux problématiques environnementales. La pérennité long-terme de votre entreprise en dépendra !
Vous voulez moins de régulation ?
→ Mettez de l’eau dans votre vin ?
Vous voulez plus de régulation ?
→ Posons quand même la question de l’efficacité :)
Pour toutes et tous
→ Servez-vous en dans vos prochains diners mondains ?
👋A la prochaine !
J’espère que cette newsletter vous a plu. Je testai là un nouveau format, sous forme de décryptage et de perspectives sur des « idées reçues ».
Je reste toujours à l’écoute de vos commentaires, pour essayer de mieux parler de ces notions, de trouver la bonne dose entre les concepts et le terrain, pour rendre cela agréable et actionable
Et abonnez-vous ou transmettez cette newsletter à vos proches si elle vous a plu !
☝️Update sur la méthodologie d’engagement suite à la newsletter de décembre « Tu fais quoi dans la vie ? »
Suite à cette newsletter nous avons testé le prototype d’un « diagnostic de l’engagement individuel » qui tient compte de toutes les sphères d’influence.
🤙 Cela a mené à de super discussions sur la manière d’appréhender l’engagement, de trouver le pas d’après, de mettre en perspective engagement personnel, bénévole, ou par son activité.
🙏Merci aux participant(e)s !
On va continuer, dites-moi si cela vous intéresse d’y être associé(e).
Enfin, je sens chez de nombreuses personnes une sidération, une inquiétude, un vertige, avec les événements des dernières semaines et des derniers mois.
Tenons bon, et attachons nous à construire des ponts 🌉, pas des murs 🧱
À bientôt,
Prenez soin de vous et des autres,
Quentin 🚴♂️🌍
Appendix : exemples de “cadres de pensée” développés pour concilier économie et défis sociétaux
Les “Objectifs de Développement Durable” (ODD) de l’ONU, définis en 2015, proposent 17 objectifs déclinés en des centaines de sous-objectives que le monde devraient viser à 2030. Parmi eux, éradication de la faim, santé, climat, égalité hommes-femmes, partenariats… Ils forment un ensemble cohérent d’objectifs globaux et les entreprises peuvent les utiliser pour illustrer à quels “défis mondiaux” elles contribuent.
L’approche de (double) matérialité est une approche d’analyse de l’impact et des dépendances des business des entreprises pour identifier les enjeux sociétaux majeurs en fonction du secteur, et définir des plans stratégiques appropriés
La “Science-Based Targets Initiative” est une organisation référente pour valider avec des entreprises leur trajectoire de réduction d’émissions en fonction des exigences scientifiques, de leur secteur, de leur point de départ.
Des labels comme B-Corp ou l’Impact Score du Mouvement Impact France permettent aux entreprises d’évaluer leur responsabilité sociétale sur un ensemble de critères - et de se voir décerner un label pour les meilleurs.
💡Ca vous intéresse ? J’accompagne des entreprises pour percevoir les tendances sociétales et intégrer ces objectifs à leur stratégie
Sources
Coutrot, Thomas. « Le bras long du travail », 2021.
Shiller, Robert J. Narrative Economics: How Stories Go Viral and Drive Major Economic Events, Princeton University Press, 2019.
Smith, Adam. Recherches sur la nature et les causes de la richesse des nations, 1776
Smith, Adam. Théorie des sentiments moraux, 1759.
Comte-Sponville, André. Le capitalisme est-il moral ?, Albin Michel, 2004
World Economic Forum, Half of World’s GDP Moderately or Highly Dependent on Nature, 2020
Boston Consulting Group, The biodiversity crisis is a business crisis, 2021
Zéro carbon analytics, Finding economic value in nature beyond carbon, 2024
INSEE, Dans quelle mesure les administrations publiques contribuent-elles à la production nationale ?, 2021
Super intéressant
Bravo Quentin !
Merci @Quentin pour cette édition, rassurante dans le chaos actuel. J'ai adoré ton "Contentons-nous d’un angle : Connaissez-vous les « services écosystémiques ? »", qui est bien évidemment mon angle favori avant de parler, par exemple, d'agriculture régénérative.